
Frontière Thaïlande-Cambodge : les temples oubliés de Prasat Ta Muan et Ta Kwai
À cheval sur la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, plusieurs temples khmers oubliés continuent de défier le temps… et aussi la diplomatie. Autrefois simples étapes sur une ancienne route angkorienne, ces sanctuaires perdus dans la jungle, perchés sur les hauteurs des monts Dângrêk, ne sont pas seulement des curiosités archéologiques : ils incarnent une histoire partagée, disputée, parfois sensible.
Parmi eux, le Prasat Ta Muan Thom et le Prasat Ta Kwai, des temples que presque personne ne visite, encore gardés par l’armée — comme pour rappeler qu’on marche sur une ligne sensible. C’est justement ce côté « inatteignable » et l’impression de visiter le Cambodge, sans vraiment y être tout à fait, qui m’a donné envie d’aller voir de plus près ces sites méconnus, mais riches de symboles.
On y accède depuis la province de Surin, côté thaïlandais, dans une zone encore marquée par les tensions frontalières. Et si leur isolement a longtemps freiné leur mise en valeur touristique, l’actualité leur redonne aujourd’hui une place inattendue sous les projecteurs.
Alors, patrimoine oublié ou vestiges revendiqués ? Petit coup d’œil sur ces temples frontaliers pas comme les autres — un patrimoine sous tension.
Contexte historique
Avant de devenir des lieux de discorde, ces temples étaient avant tout des étapes religieuses et logistiques sur l’ancienne route qui reliait Angkor à Phimai. Une voie importante, ponctuée de sanctuaires, d’hôpitaux et de haltes royales. Le Prasat Ta Muan Thom comme le Prasat Ta Kwai faisaient partie de cette toile d’infrastructures sacrées, caractéristiques de l’empire khmer à son apogée, entre le XIᵉ et le XIIIᵉ siècle.

Zone d’influence de l’empire Khmer à son apogée.
À l’époque, il n’y avait pas de frontière entre la Thaïlande et le Cambodge : l’influence du royaume khmer s’étendait largement sur toute la région. Mais avec le déclin d’Angkor, l’essor du royaume d’Ayutthaya — devenu le puissant Siam — puis la colonisation française en Indochine, les cartes ont progressivement été redessinées. Résultat : plusieurs temples khmers se retrouvent aujourd’hui côté thaïlandais (ou du moins, sont considérés comme tels), notamment le long des monts Dângrêk — une zone escarpée, boisée, et de ce fait, peu fréquentée.
Une frontière contestée
Le tracé frontalier actuel repose en grande partie sur les accords franco-siamois de 1907. Ce découpage a notamment servi de référence lors du jugement de la Cour internationale de justice en 1962, qui a attribué le site de Preah Vihear au Cambodge (voir dossier officiel de la CIJ) — décision qui n’a jamais été pleinement acceptée côté thaïlandais.
En 2008, le classement de Preah Vihear au patrimoine mondial de l’UNESCO, avec le soutien actif du Cambodge, a ravivé les crispations. Beaucoup, en Thaïlande, y ont vu une forme d’appropriation symbolique du site, et une série de tensions armées a éclaté en 2011, faisant plusieurs morts de part et d’autre. Et même si les temples de la province de Surin sont plus discrets, leur position en bord de ligne reste tout aussi symbolique, notamment pour les nationalistes des deux pays.


Ces dernières années, le calme semblait revenu. Mais en 2025, plusieurs incidents sont venus relancer le contentieux, notamment un affrontement entre militaires thaïlandais et cambodgiens, survenu dans une zone litigieuse de la frontière (source : Libération, 6 juin 2025). S’en sont suivies des réactions officielles côté cambodgien et la fermeture temporaire des postes-frontières. Rien de définitif pour l’instant, mais assez pour rappeler que ces temples ne sont pas que de vieilles pierres perdues dans la jungle.
Malgré ce contexte, il n’y a aujourd’hui aucun problème pour s’y rendre côté thaïlandais. Les accès sont ouverts, les lieux calmes, et la présence militaire sur certains sites reste purement dissuasive. Il s’agit davantage d’un symbolisme politique que d’un risque concret pour les visiteurs.
Prasat Ta Muan : un trio de temples khmers
Avant d’arriver au sanctuaire principal de Ta Muan Thom, il faut savoir que ce site ne se limite pas à un seul temple : il s’agit en réalité d’un ensemble de trois sanctuaires khmers, répartis le long de la route qui mène à la frontière. On trouve donc successivement :
- Prasat Ta Muan (tout court)
- Prasat Ta Muan Tot
- Prasat Ta Muan Thom (le plus important des trois)
À peine 1,3 km séparent le Ta Muan du Ta Muan Thom, mais chaque site a sa propre ambiance.
Prasat Ta Muan : le plus discret du trio
Le premier temple, visible directement depuis le bord de la route, est aussi le plus discret des trois. Le bâtiment, en pierre sombre, est plutôt bien conservé, avec sa tour à l’entrée ouest qui possède toujours son toit. Le tout est entouré d’arbres massifs, fournissant une ombre bienvenue à ce petit sanctuaire oublié. Pas de gardien, pas de panneau explicatif, pas un chat.
Un endroit figé, à l’écart du temps. Ce n’est pas un temple qui justifierait à lui seul un détour, mais puisqu’il fait partie du trio, l’ignorer serait un peu dommage.


Prasat Ta Muan Tot : le deuxième temple, en lisière de forêt
En reprenant la route vers le Ta Muan Thom, à peine 200 mètres plus loin, on tombe sur un second sanctuaire, visible en bordure de forêt, le Prasat Ta Muan Tot (même pas indiqué sur Google Maps…). Ici, pas encore de contrôle militaire : le temple est clairement en territoire thaïlandais. On peut se garer juste à côté et accéder au site en quelques secondes.
Petit mais charmant, le sanctuaire s’intègre parfaitement dans son environnement. Il s’agit d’un temple khmer typique, en grès, centré autour d’une tour principale (prang) encore bien conservée. À l’entrée, quelques pierres au sol marquent l’ancienne terrasse délimitant l’accès sacré.
Le sas d’entrée, en forme de croix, reste bien lisible, tout comme un bâtiment secondaire dans l’enceinte — peut-être une bibliothèque ou une salle de prière — qui conserve encore son toit d’origine. Sur le côté à l’extérieur de l’enceinte, un bassin, toujours bordé de pierres, devait fournir une source d’eau rituelle à l’époque.
Le site est bien entretenu et ne présente aucun danger. J’apprécie de pouvoir faire le tour librement, observer les vestiges et m’imprégner des lieux en toute quiétude. Évidemment, rien de spectaculaire, et pris isolément, il ne justifierait peut-être pas un détour. Mais comme il fait partie intégrante du trio de temples khmers, autant s’y arrêter quelques minutes — il complète bien l’ensemble, et l’ambiance paisible vaut le coup.


Ce genre de petit site oublié, sans mise en scène ni infrastructure, participe au charme de cette région frontalière encore largement ignorée du tourisme. Avec un peu d’imagination, on se projette facilement à l’époque où ces sanctuaires formaient un réseau sacré entre les grandes cités khmères.
Prasat Ta Muan Thom : le sanctuaire entre deux mondes
En roulant sur une petite route de campagne au sud de la province de Surin, je finis par atteindre un petit poste militaire en bordure de jungle. C’est là, au milieu de nulle part, entouré par la forêt, que se dresse le Prasat Ta Muan Thom (parfois orthographié Ta Muen Thom), un temple khmer millénaire littéralement posé sur la ligne frontalière entre la Thaïlande et le Cambodge. Le cœur du sanctuaire est considéré comme étant en territoire thaï, et de ce fait gardé par des militaires thaïlandais.
Le parking est quasi désert, sans aucun aménagement. L’ambiance sur place est difficile à décrire : à la fois paisible, silencieuse, presque suspendue… mais aussi encadrée. Les soldats sont visibles dès l’entrée du site. Enfin, au moins un : simplement assis sur une petite chaise, avec son registre prêt à vous faire signer, histoire de vérifier qui rentre et sort.

Passage vers le Prasat Ta Muan Thom.
Sinon, on vous laisse entrer sans difficulté. Il n’y a ni ticket ni affluence : vous serez probablement seul ou peu nombreux sur place, à marcher entre les pierres, avec la jungle d’un côté et la frontière invisible de l’autre.
Depuis le parking, on passe par une sorte de corridor, simplement délimité par un filet vert en guise de « frontière », ou à défaut, de zone interdite d’accès. Comme c’est une zone frontalière, des panneaux vous incitent à bien suivre le passage : un détour par la forêt voisine serait à vos risques et périls (en bref, n’y pensez même pas).


L’atmosphère n’a évidemment rien à voir avec les grands sites khmers plus connus de la Thaïlande (je pense notamment au Phanom Rung). Ici, pas de vendeurs ni de groupes organisés : juste un temple oublié, et l’idée constante qu’un simple pas de plus pourrait vous faire basculer dans un autre pays.
Construit en grès, sur un plan rectangulaire classique, le site est ceint d’un mur d’enceinte aujourd’hui partiellement écroulé. Le sanctuaire est composé d’un ensemble de bâtiments, dont certains sont partiellement effondrés mais encore bien lisibles. On y retrouve des encadrements de portes en excellent état, des linteaux sculptés, et même des bas-reliefs — dont un, partiellement érodé, représentant une figure debout, jambes croisées.






Un des militaires sur place m’a indiqué l’emplacement d’une vieille gravure en vieux khmer, toujours lisible sous un encadrement de porte discret vers le fond du temple. Je ne connais pas l’ampleur des rénovations dont ce site a pu bénéficier, mais ce que je constate, c’est qu’il est globalement bien préservé. Une bonne partie est bien dégagée, mais certains bâtiments à l’arrière baignent toujours dans leur jus, avec la végétation qui a remplacé le toit en pierre d’origine.
Il est à noter que le temple est orienté vers le sud, ce qui est assez rare dans l’architecture khmère — probablement une contrainte due au relief précis à cet endroit. Au centre du sanctuaire, dans une tour creuse toujours debout, dont l’intérieur fait penser à une cheminée, un espace de prière est encore utilisé par les locaux : le lieu reste sacré.





À l’heure actuelle (2025), le temple est ouvert tous les jours, et l’entrée est gratuite. Aucun horaire officiel n’est affiché, mais la visite s’effectue en général entre 8h et 16h30, en fonction de la lumière et de la présence des gardes. Il est conseillé d’éviter les jours fériés ou les périodes sensibles (tensions frontalières plus forte), par simple précaution.
Prasat Ta Kwai
Dernier arrêt pour cette série de temples un peu hors du temps, le Prasat Ta Kwai — aussi connu sous le nom de Prasat Ta Kadey côté cambodgien — se trouve à une trentaine de kilomètres de Ta Muan Thom, même s’il n’est qu’à une douzaine de kilomètres à vol d’oiseau. Pour l’atteindre, il faut redescendre par la plaine, passer par Ta Mieng, puis redescendre vers la frontière par une route secondaire.
Encore plus enclavé que les deux autres, le temple est niché en pleine forêt, dans un coin reculé où personne ne passe par hasard. Pourtant, le site est un peu mieux aménagé que le précédent. En arrivant sur le parking — cette fois goudronné — on trouve même des toilettes, c’est dire.

Au parking du Prasat Ta Kwia.
L’entrée est précédée d’un petit espace aménagé, avec quelques marches, une statue de soldat et une plaque commémorative. J’imagine qu’elle rend hommage aux militaires en poste dans la zone — peut-être tombés en service lors d’un accrochage avec les voisins.
Ici aussi, pas de foule, pas de guichet : juste une entrée sobre, quelques guérites et une palissade verte en tôle qui délimite le chemin à suivre. Y’a un côté intimidant, on va pas se mentir… L’impression de pénétrer une sorte de zone de front « active ».
Car si le site est accessible depuis la Thaïlande sans aucun contrôle frontalier, il est en revanche sous supervision cambodgienne. On est donc techniquement sur un territoire revendiqué (et administré) par le Cambodge, même si aucun poste frontière n’est présent à proprement parler.

L’accès au temple.
Mais pour dire si l’atmosphère est atypique, les deux fois où je m’y suis rendu, j’ai eu droit à la photo souvenir avec les militaires en charge du site — je pense que c’est à la fois parce qu’il y a peu d’étrangers… et parce que ça remplace un peu le registre papier.
Le temple en lui-même est modeste : un imposant prang central trône fièrement au milieu de la forêt. Ce qui marque surtout, c’est l’ambiance du lieu : calme, un peu hors du temps. On se rapproche clairement d’une atmosphère typique des temples angkoriens, avec ce mélange de pierres disséminées autour de la structure, et la végétation qui encadre le tout. Le monde en moins.



En dehors des quelques gardes — armés, soit dit en passant — je n’ai croisé que deux ou trois visiteurs au moment de mes passages. Mais le contexte reste sensible : le simple fait qu’on passe ici sans tampon sur le passeport, alors qu’on est techniquement “de l’autre côté”, en dit long sur la complexité du tracé frontalier.
En résumé, le Prasat Ta Kwai ne brille pas par sa splendeur, mais il vient clore avec cohérence cette boucle des temples khmers frontaliers. Il rappelle que ces vestiges ne sont pas que des pierres anciennes : ce sont aussi des marqueurs identitaires, coincés entre un passé glorieux et une réalité géopolitique bien actuelle.
Visiter les temples khmers frontaliers depuis la Thaïlande : infos pratiques
Les temples de Prasat Ta Muen Tot, Prasat Ta Muan Thom et Prasat Ta Kwai sont situés dans le district de Phanom Dong Rak, à l’extrême sud de la province de Surin, à la limite de la frontière cambodgienne.
Accès depuis Surin
- Environ 1h20 à 1h30 de route depuis la ville
- Suivre la route 214 jusqu’à Prasat, puis bifurquer sur la 2407 direction Ban Ta Miang
- Route goudronnée jusqu’au bout, faisable en scooter ou voiture
Accès depuis Buriram
- Environ 2h de trajet depuis le centre-ville ou la gare
- Suivre la route 218 jusqu’à Nang Rong, puis la route 24 vers Prasat, puis 2407 jusqu’aux temples
- Selon votre programme et itinéraire, ces temples peuvent se combiner avec une visite du Phanom Rung et du Prasat Muang Tam (les deux n’étant distant que de 5 km)
Conseils pratiques
- Entrée gratuite sur les trois sites, assez rare pour être noté !
- Horaires informels : en gros, retenez que c’est accessible entre 8h et 16h30
- Présence militaire : soldats thaïlandais à Ta Muan Thom, soldats cambodgiens à Ta Kwai, chacun assurant la surveillance de “son” côté.
- Pas de service touristique sur place : prévoir eau, encas, chapeau, batterie chargée

Emplacement des temples
Il existe deux itinéraires pour relier ces 3 temples : un trajet passant plus à l’est (en jaune sur la carte) et un autre par le sud (en bleu). Les deux se valent globalement en temps et en distance, à vous de choisir selon votre point de départ ou sens de boucle.
Voici une carte personnalisée pour visualiser tout cela plus facilement :